Il y a dans le quartier des gens qui portent des vêtements sales et d’autres qui portent des loques propres. Tous sont clients d’une laverie familiale dirigée par Madame Boniface et gardée par son chien. Il s’appelle Pépette, mais les habitués l’ont secrètement surnommé Cerbère… Il est aussi poilu que sa maîtresse et aboie avec la même hargne sur le client pas net. Leurs grognements se font écho, alternent et se répondent avec une complicité sournoise, si bien que leur victime n’a aucune chance d’en sortir indemne, ni physiquement ni psychiquement. Il arrive que le cabot soit de meilleure humeur que Madame Boniface et qu’il badine avec la clientèle. Alors il vient fourrer sa truffe dans le linge humide et propre tout juste sorti de la machine, attrape une chemise ou un drap et l’agite d’un air de défi sous le nez du propriétaire contrarié qui finit par choper sa nippe par l’autre bout et par tirer bêtement ; le clébard résiste, forcément, et crac. Cerbère est content. Il remue la queue sous les yeux attendris et vitreux de sa maîtresse revêche.
Il est moche, il est sale, il est gros et il pue.
Même quand il fait le beau, il ne l’est pas.
L’odeur de chien mouillé qu’il dégage colle aux narines comme une crotte de nez ; difficile pourtant de lui passer un savon, tout le monde a la trouille.
Sa place préférée est le palier de la laverie, où il se tient en chien de fusil prêt à tirer, ou plutôt à mordre le premier gibier qui passe. Celui qui veut laver son linge doit montrer patte blanche surtout lorsqu’il faut enjamber le toutou pour entrer ou sortir. Les habitués ont appris à le caresser dans le sens du poil, c’est une question de vie ou de mollets, car le seul fait d’arriver en chair et en os le fait saliver, puis montrer les crocs. Les femmes se ruinent en su-sucres et en ba-balles, les hommes arrivent la queue entre les jambes. Orphée lui-même y casserait plus d’une corde. S’il jappe, on est accepté, s’il piaule, on peut entrer sans être certain de ressortir, s’il grogne, il faudra repasser un autre jour.
Excédé par cette tyrannie, un client rebelle mastiqua ostensiblement un hot dog devant lui.
– Comment osez-vous boulotter un chien-chaud sous le nez de Pépette ?!
Madame Boniface n’était pas du genre à avaler des couleuvres. Elle prit la mouche, monta sur ses grands chevaux et cria haro sur le baudet ; le client détala comme un lièvre. Il reviendra probablement quand les poules auront des dents.