Mêlez-vous de vos affaires, et de celles des malotrus

Un dimanche matin, alors que je rentrais chez moi, un peu ivre, un peu somnambule, d’une longue soirée bien arrosée, frissonnant dans ma petite robe noire avinée et mes collants filés, les pieds bouffis par des chaussures aussi belles qu’inutilisables, je rêvassais, tout en claudiquant, à un café, un cocktail d’aspirine et un bon lit douillet.
Quelques mètres encore et, si j’arrivais à éviter ma vieille voisine bavarde, Madame Picrocolle, levée avec les poules (dont elle n’a plus l’âge de faire partie), mon rêve deviendrait réalité et la réalité un sommeil bienheureux. J’entrai dans le hall… Et tombai sur deux Japonais, membres de la famille Ping-Pong qui tient le restaurant de sushis du rez-de-chaussée et habite au troisième étage. Sont-ils frère et sœur ou bien mari et femme ? Je ne sais. Lui, grand type patibulaire charpenté, elle frêle et filiforme. Ils se disputaient bruyamment devant un sac de crevettes éventré sur le sol. Il beuglait, elle chouinait, il la bousculait, elle le houspillait… Aïe. Voilà qu’il lui tire les cheveux. La gifle. Elle en reste toute ahurie.

Le destin me désignait volontaire pour jouer les braves et prendre la défense de cette malheureuse, à qui je n’allais être d’aucun secours puisque le Hulk jaune allait me mettre KO d’un revers de main. Adieu aspirine, café, dodo, rien ne sert de râler, il faut mourir à point. Sans fougue ni conviction, je tentai de prendre une voix ferme, un regard déterminé, une posture intimidante. Mais lorsqu’on a de petits bras de poulet, une robe de soirée, des cernes jusqu’au menton, un cerveau embrumé et une haleine de poivrot, on est rarement crédible aux yeux d’un gros malotru brutal. Je lui criai pourtant d’une voix chevrotante :

– Ça suffit monsieur, laissez cette dame tranquille !
– Xia chehou dang fou !

Sa réponse en dialecte nippon-mandarin ne fut pas très claire, quoique parfaitement explicite ; l’équivalent d’un « casse-toi pouffiasse », j’imagine.

Il chercha à l’entrainer dans les escaliers et ma présence ne semblait pas le perturber outre mesure. Je me décidai à le tirer par le tee-shirt, en répétant « ça suffit », avec une autorité qui aurait fait ricaner un adolescent insolent (pléonasme). Il se retourna, me hurla dessus et gravit les premières marches sans lâcher sa proie. Elle s’accroupit, se cramponna à la rambarde. Il l’agrippa par les bras, je l’attrapai par les pieds et la tirai dans le sens inverse tout en titubant sur mes talons. La situation devenait burlesque, la Japonaise ferrée d’un côté comme de l’autre, pleurnichait, le mastodonte vociférait et moi je grommelai en me demandant ce que j’allais faire dans cette galère. Musclor finit par laisser sa victime pour s’avancer vers moi, menaçant. Je lâchai prise à mon tour, et reculai en déglutissant gracieusement. À ma grande stupeur, l’autre gourde resta à terre et observa la scène d’un petit air navré, voire réprobateur, ses deux mains fines sur ses joues pâles. Elle dodelinait et m’adressa un doux reproche sous la forme d’un proverbe chinois :
– « Le sage ne cherche point à régler ce qui n’appartient point à son office. »

Son compagnon me donna une taloche sur l’épaule, qu’il accompagna d’une bordée d’injures exotiques, tandis que je continuai à lui adresser des rodomontades ridiculement bienséantes pour la situation. Aculée contre le mur, moins bravache, j’attendais ma raclée les yeux fermés quand soudain, retournement de situation, Madame Picrocolle, tel Superman affublé de bigoudis et d’un peignoir à fleurs, déboula dans le hall, un balai à la main.
J’ai béni, mille fois béni, la curiosité de la petite vieille qui, toujours à l’affût de potins, écoute quotidiennement par l’interphone ce qui se passe et se dit dans l’entrée de l’immeuble. La grosse brute est partie sans demander son reste, suivie par la jeune femme, plus apeurée par la vieille que par son bourreau.

Je ne suis pas rentrée me coucher, Madame Picrocolle ayant entamé une longue tirade vindicative sur ses voisins les Japonais ; je pouvais difficilement lui en vouloir, mais me suis demandé si en fin de compte une bonne grosse baffe nippone n’aurait pas été moins douloureuse… Les monologues de la vieille sont aussi assommants, mais l’agonie plus longue.