Bruit de couloir

bruit

Avez-vous jamais vu une vieille dame danser la gigue ? Moi si. Devant ma porte. Parce que j’habite au sixième étage et que c’est un endroit stratégique. Elle s’appelle Madame Picrocolle, elle a quatre-vingts ans et du poil au menton, elle vit au quatrième. Son ennemie jurée est évidemment la personne qui loge juste au-dessus de chez elle, au cinquième : Madame Serre-Tête de la Jupe Culotte, une vieille fille un peu pète-sec, du genre qu’on rigole pas avec. Madame Picrocolle l’exècre et tient à partager sa haine avec moi parce qu’elle m’a à la bonne, pas de bol. Comme je n’ouvre plus quand elle sonne, elle me guette dans le hall d’entrée et me chope comme un rugbyman plaque un adversaire.
– Vous ne savez pas la dernière, Mademoiselle ?
S’ensuit un long monologue. Elle ouvre les vannes de sa hargne, éructe et rote le nom de son ennemie, l’accable de calomnies colorées : Madame Jupe-Culotte aurait poussé le vice jusqu’à déplacer sa machine à laver dans son salon pour le seul plaisir d’enquiquiner la vieille dont la chambre se trouve en-dessous. Elle attendrait même le milieu de la nuit pour enclencher sa machine et réveiller l’octogénaire en plein sommeil paradoxal. Ouh la sadique.
J’imagine bien Madame Jupe-Culotte avec sa robe de chambre à fleurs et son bonnet de nuit à froufrous, assise bien droite dans son canapé lilas, les yeux rivés sur la pendule… Elle lutte bravement contre la somnolence en attendant minuit, l’heure du crime, pour appuyer sur le bouton de sa lessiveuse, qui a pris la place de la table basse au milieu de la pièce. Clic. Elle laisse alors échapper un rictus démoniaque et va dormir du sommeil du juste.

Une fois par semaine, Madame Picrocolle monte au sixième étage pour une expédition punitive. Par l’œilleton de ma porte, je l’observe, incrédule, faire de bruyants allers et retours dans le couloir, levant haut les pieds et les abaissant d’un coup sec, aller, retour, aller, retour. Elle ressort pour l’occasion ses vieux souliers de bal et s’amuse à varier les pas, de la marche militaire au french-cancan, hop et pan ! hop et pan ! C’est pour elle une réelle jouissance de taper sur le sol et sur les nerfs de Madame Jupe-Culotte, dont le serre-tête doit se transformer en étau.
Le mal que se donne Madame Picrocolle pour lui pourrir l’existence suscite mon admiration, je l’avoue. Quelle opiniâtreté, quel courage, quel numéro de funambule. Juchée sur ses talons, non seulement elle a les pieds qui gonflent, mais elle tangue dangereusement, emportée par le poids de ses seins qui ressemblent à deux gros obus rivés sur son petit corps tassé (elle penche d’ailleurs un peu plus à gauche, j’en conclus qu’elle en a un plus lourd que l’autre). Il faut souffrir pour emmerder le monde.